Caecilia Pieri, Bagdad. La construction d’une capitale moderne (1914-1960) (Beyrouth: Presses de l’Ifpo, 2015) (sur le site de l’éditeur).
A travers cet ouvrage Caecilia Pieri apporte un éclairage inédit sur l’histoire urbaine de la ville de Bagdad dans la première moitié du XXe siècle. Ce travail inscrit Bagdad dans la lignée des travaux qui ont abordé les processus de modernisation des villes orientales telles que le Caire, Beyrouth ou encore Damas, à l’aube du XXe siècle (Arnaud 2005, Volait 2005, Ghorayeb 2014, Verdeil 2011, Tabet et al. 2001, Yérasimos 1994). Il éclaire la période très peu renseignée qui s’étend de l`époque ottomane jusqu’à la révolution de 1958, et qui constitue un moment-clé pour comprendre la modernisation de Bagdad. L’auteure met en miroir les différentes étapes de transformation du paysage urbain et architectural, les modes d’habiter, les pratiques urbaines et l’histoire politique de l’Irak mandataire et post mandataire. Cette approche de l’histoire urbaine de Bagdad que nous propose C. Pieri peut donc se qualifier de multidisciplinaire. Les transformations de la ville, à différentes étapes significatives, sont saisies au regard des évolutions sociétales, de la construction nationale et d’un contexte international. Les mutations urbaines sont donc expliquées à travers une démarche qui convoque plusieurs registres. Cet ouvrage met en évidence une modernité plurielle en analysant les processus d’hybridation de modèles importés à l’épreuve d’une société urbaine en transformation. L’auteure montre comment circulent les idées et les modèles en empruntant différents voies et analyse la rencontre avec un territoire, des modes de vie et un savoir-faire local. Bagdad se transforme sans connaitre des programmes ambitieux de politique urbaine. Les architectures savante et ordinaire sont appréhendées à travers une analyse très fine et contextualisée qui met en dialogue la morphologie urbaine et la typologie des plans et des façades. Ces transformations typo-morphologiques sont expliquées au regard des pratiques sociales, de l’appartenance sociale ou confessionnelle et aussi d’un passé citadin. Le livre nous emmène bien au delà de l’histoire urbaine de la ville de Bagdad par l’approche comparative avec d’autres villes et contextes coloniaux. Bagdad connaît les mêmes processus de modernisation et d’hybridation que des villes levantines, comme Beyrouth et Damas, ou celles d’Afrique du Nord quelques décennies plus tôt. Par contre, la modernité de la capitale irakienne se ne construit pas à l’image de la modernité étatique en Turquie.
L’ouvrage fait suite à une thèse soutenue en 2010. Caecilia Pieri a entrepris un travail de terrain défiant une montagne de difficultés. Un premier voyage effectué en 2003 suivi de treize séjours au total lui ont permis de constituer un matériau de travail original et d’explorer des sources inédites. Elle réussit à exploiter des archives désorganisées et lacunaires, à recueillir des témoignages et à réaliser un fonds photographique.
Sept grandes parties composent ce livre, les cinq premières soulèvent chacune une problématique de transformation de la ville de Bagdad caractéristique d’une période, avec une sixième partie conclusive et enfin une annexe riche en documents. Ce découpage chronologique débute avec la fin de l’empire ottoman en 1914 et se termine après la révolution de 1958. Les réformes ottomanes administratives et réglementaires introduisent une première modernisation à l’instar d’autres villes ottomanes. L’arrivée du réseau ferroviaire ou encore la démolition partielle des murailles et un début d’implantation sur les franges de la ville engagent les premières transformations. L’habitat, qualifié d’introverti, analogue dans sa typologie à un habitat courant dans les ville du Moyen-Orient, est centré autour d’une cour, avec « une variation bagdadienne » sur l’espace central comme le démontre l’auteure. Bagdad capitale d’un nouvel Etat sous l’emprise britannique se transforme en une quinzaine d’années. C. Pieri met en évidence les liens et les décalages entre la construction urbaine et celle de l’Etat, « (…) Car l’architecture et l’urbanisme se révèlent à la fois vecteurs et miroirs entre différents pouvoirs, leviers de l’économie, instruments de contrôle social, voire sociétal, supports symboliques » (p. 67). La période coloniale ne donne pas lieu à de grands projets d’aménagement, par contre une nouvelle forme d’urbanisation suburbaine voit le jour, corrélée à un processus de paupérisation du centre ville. Une mixité socio-professionelle caractérise de nouvelles banlieues « occidentalisées ». Un premier métissage s’exprime par l’émergence de nouvelles typo-morphologies. C. Pieri identifie quatre catégories qualifiées « d’habitat de transition » dans lesquelles on trouve : l’habitat néo-traditionnel, des maisons de lotissement de plain-pied ou encore les premières maisons bourgeoises et villas. Ces changements amorcent l’introduction d’un espace individuel sans remettre pour autant en question l’ordre patriarcal.
Les années 1930 se caractérisent par une expansion urbaine et la mise en place d’un premier règlement urbain en 1935 qui marque dans la durée le paysage de la ville de Bagdad à la faveur d’un tracé régulier. Caecilia Pieri nous explique comment « le "cottage urbain" bagdadien » (p.154), fait son apparition à la périphérie du centre ancien. Cette modernisation voire occidentalisation, y compris dans l’architecture vernaculaire, exprime les évolutions du mode d’habiter par l’apparition des premières circulations latérales, la spécialisation des pièces comme la salle à manger. Cette analyse de l’espace centré s’appuie sur plusieurs exemples de plans reconstitués de maisons des années 1930. Ce renouveau, à mi-chemin entre une époque artisanale et le moment industriel, utilise un savoir-faire local et invente un métissage qui contribue aussi par le décor des façades à modifier l’image de la ville, bien que la brique monochrome reste prédominante. Comme le souligne l’auteure, la modernité de cette période se manifeste par les nouveaux critères de regroupements socio-économiques.
La décennie qui suit, les années 1940, est celle de l’instabilité en Irak et de l’arrivée d’un grand nombre de migrants ruraux à Bagdad. Une croissance discontinue du territoire de la ville caractérise cette période. La ville se construit sans vision d’ensemble. Caecilia Pieri met en lumière les ruptures urbaines de Bagdad qui se confirment voire se radicalisent. Désormais, les critères de regroupement sont socio-économiques et non confessionnels, la situation géographique du quartier, le type d’habitat et l’appartenance à une classe sociale prévalent sur l’appartenance religieuse. De nouveaux programmes voient le jour comme les lotissements ouvriers dans les franges urbaines. Des formes simples et épurées font leur apparition dans le langage architectural marquant la fin de l’éclectisme stylistique de la décennie précédente. L’architecture ordinaire, non savante, s’imprègne aussi de ce courant rapporté d’Europe parfois indirectement. Les années 1940 voient se généraliser les maisons de type villa. L’espace central devient le hall d’un habitat désormais extraverti. Ceacilia Pieri décrit une ville où coexistent désormais le « plus traditionnel et le plus moderne » (p.233).
À partir de 1950, la « modernité » est véhiculée par une première génération d’architectes ayant fait leurs études à l’étranger notamment à Liverpool et l’arrivée à Bagdad de grandes agences internationales d’architecture. Cette cinquième partie est particulièrement passionnante, car elle met en miroir la modernité en architecture et la construction d’une identité moderne irakienne. La ville est rattrapée par l’urbanisme de plan, fondé sur le zoning. Constantinos Doxiadis propose dans le cadre de son plan directeur une ville nouvelle de 100 000 habitants située sur la rive ouest de la ville. La construction de programmes de logement pour les fonctionnaires aboutissent à une ville ségrégée par profession et par sa typologie architecturale et sociale, « l’espace devient "un outil de division" » (p. 289). L’arrivée de la verticale urbaine inaugure un nouveau vocabulaire urbain. Cette décennie dominée désormais par l’architecture internationale voit se mettre en place un langage moderne propre à Bagdad. Caecilia Pieri analyse magistralement les dispositifs d’adaptation, de contournement, de rencontre entre les paradigmes de l’architecture internationale et les références locales. Elle met en perspective une approche régionaliste et expressionniste de l’architecture moderne. L’architecture internationale trouve son terrain d’expression à travers les commandes publiques et les grands concours internationaux symbolisant cette nouvelle étape de l’histoire politique de l’Irak.
La période analysée, à savoir ces quatre décennies précédant la révolution nationale irakienne du 14 juillet 1958, « apparaissent comme une longue et irrégulière propédeutique vers une identité architecturale irakienne qui se définira avec netteté dans le années 1960. Cette gestation a affecté de manière très étroite le statut de l’architecture dans un rapport très contrasté aux pouvoirs qui se sont succédé, à ses formes au sein de la ville qui en a émergé, aux modèles mêmes de la ville, au statut, au statut de la modernité, enfin à la question de l’identité urbaine. » (p.333) En questionnant l’architecture à travers différents registres, cet ouvrage éclaire les processus de transformation de la ville de Bagdad et de construction d’une identité architecturale irakienne. L’auteure propose une lecture de la modernité qui dépasse la dichotomie entre traditionnel/moderne à la faveur des modernités propres à l’histoire urbaine, culturelle et politique de Bagdad.
Ce travail pionnier sur les projets et les réalisations (par exemple Le Gymnase de Le Corbusier à Bagdad) de l’architecture moderne inscrit la capitale irakienne dans l’histoire de l’architecture moderne du XXe siècle, celle des horizons divers et déclinaisons variées. Il contribue ainsi à enrichir la réflexion sur une modernité régionaliste. Il participe aussi à l’émergence et à la reconnaissance d’un patrimoine irakien encore plus menacé qu’ailleurs par une situation de guerre. Saluons enfin la très grande qualité des illustrations: photos, plans et façades reconstituées, plans d’urbanisme qui forment un répertoire (voire une mémoire) précieux du patrimoine moderne de la ville de Bagdad.
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Jean-Luc Arnaud, Damas. Urbanisme et architecture, 1860-1925 (Paris, Actes Sud-Sindbad, 2005).
Marlène Ghorayeb, Beyrouth sous mandat français. Construction d’une ville moderne (Paris, Karthala, 2014).
Joe Nasr, Mercedes Volait (eds.), Urbanism imported or exported ? (Chichester, Wiley, 2003)
Robert Saliba, Beyrouth architectures, aux sources de la modernité 1920-1940 (Marseille, Parenthèse 2009).
Jad Tabet, Marlène Ghorayeb, Eric Huybrechts, Eric Verdeil, Beyrouth (Paris, Institut français d’architecture, Coll. « Portrait de villes », 2001)
Eric Verdeil, Beyrouth et ses urbanistes : une ville en plan (Beyrouth Presses de l’Ifpo, 2001)
Mercedes Volait, Architectes et architecture de l’Egypte moderne, 1830-1950. Genèse et essor d’une expertise locale (Paris : Maisonneuve & Larose, 2005).
Yérasimos Stéphane (dir.), L’occidentalisation d’Istanbul et des grandes villes de l’Empire ottoman au XIXe et XXe siècle (Paris, Bureau de la recherche architecturale, 1994)